Depuis plusieurs années, la plupart des organisations se sont dotées d’un Plan de Continuité d’Activité (PCA) ou d’un Plan de Reprise d’Activité (PRA). Dans l’esprit collectif, ces dispositifs garantissent que, même frappée par un sinistre majeur, l’entreprise pourra poursuivre ses activités essentielles, redémarrer ses systèmes critiques et continuer à servir ses clients. Pourtant, une zone d’ombre subsiste : la gestion de crise cyber reste souvent le grand oublié de ces démarches, alors même que la probabilité et l’impact d’une attaque informatique n’ont jamais été aussi élevés.
« Les attaques cyber ne ressemblent à aucune autre crise »
Un incendie ou une inondation, aussi dévastateurs soient-ils, laissent généralement une part de l’infrastructure et de l’organisation intacte. Un ransomware, une attaque destructrice ou une fuite massive de données plongent l’organisation dans un brouillard inédit : perte totale d’accès au SI, incertitude sur l’étendue des dégâts, impossibilité de communiquer normalement… Le PCA classique, centré sur la restauration technique ou la relocalisation de l’activité, se révèle brutalement insuffisant face à la rapidité et à la complexité d’une crise cyber.
Le réflexe “on applique le PCA” montre vite ses limites. Les scénarios traditionnels envisagés par les entreprises – incendie, coupure électrique, indisponibilité physique des locaux – permettent de planifier, de tester, d’anticiper. Mais l’incertitude cyber ne se laisse pas enfermer dans des process figés. Le temps de la cyberattaque n’est pas celui des procédures : la crise surgit sans prévenir, progresse de façon imprévisible, brouille la chaîne de décision, mobilise en quelques heures la direction générale, les équipes IT, la communication, le juridique, les RH… tandis que chaque minute d’hésitation alourdit la facture et multiplie les risques.
Dans les faits, rares sont les organisations qui ont réellement confronté leur PCA à une attaque informatique grandeur nature. Trop souvent, le volet “cyber” du plan se résume à quelques paragraphes ajoutés au fil des années, sans exercice dédié, sans réflexion sur les spécificités de ce type d’incident.
On découvre alors trop tard que les PCA ne prévoient ni les difficultés de communication (messageries cryptées ou inaccessibles), ni la décision d’arrêter préventivement tout ou partie du SI, ni la gestion de la relation avec les autorités (ANSSI, CNIL, police), ni la coordination avec les prestataires ou les partenaires critiques.
« Face à la crise, la vraie question n’est pas comment redémarrer, mais comment décider et communiquer dans l’incertitude »
La plupart des exercices de gestion de crise restent trop théoriques, trop “propres”. On réunit les décideurs autour d’une table, on déroule un scénario connu à l’avance, on simule la perte de telle application ou de tel site. Or, la vraie crise cyber ne prévient pas. Elle frappe un vendredi soir, un jour férié, quand l’équipe IT est absente, ou elle s’infiltre pendant des semaines avant d’éclater. Les simulations qui se rapprochent le plus de la réalité sont celles menées sans préavis, impliquant l’ensemble des métiers, et surtout, sans script pré-établi.
Ce que révèlent les retours d’expérience, c’est que la panique n’est pas provoquée tant par la technique que par la perte de repères : impossible d’accéder à ses mails, à la documentation, à la messagerie d’urgence. Les référents désignés ne sont pas toujours joignables, et les décisions de “couper” ou de “reconnecter” sont lourdes de conséquences réglementaires et business. Beaucoup d’organisations, même préparées sur le papier, se retrouvent à improviser en direct, avec tous les risques que cela comporte pour la réputation, la conformité, et la reprise d’activité.
Alors, comment muscler les PCA pour répondre à cette réalité ?
Premier levier : intégrer le scénario cyber dès la conception du plan, pas comme une annexe, mais comme un fil rouge qui traverse toutes les étapes. Cela signifie : identifier les services critiques non seulement selon le métier, mais selon leur dépendance numérique ; anticiper la perte de moyens de communication classiques (emails, téléphonie IP, serveurs internes) et prévoir des alternatives ; désigner une cellule de crise cyber, formée et entraînée, capable de décider dans l’urgence et de coordonner la réponse.
Deuxième levier : multiplier les exercices de crise, y compris sans préavis, pour confronter l’organisation à l’imprévu, au stress, à l’incertitude. L’objectif n’est pas de piéger mais d’ancrer des réflexes, de tester la robustesse des procédures, de repérer les angles morts : qui fait quoi si la DSI est elle-même hors d’état de fonctionner ? Comment alerter le management ? Qui contacte les autorités, les clients, les partenaires ?
Troisième levier : intégrer la communication externe dans la gestion de crise cyber. Beaucoup d’organisations sous-estiment encore l’importance de préparer des messages adaptés, d’anticiper les notifications à la CNIL, à l’ANSSI, aux clients et partenaires, parfois sous contrainte de temps très court.
Enfin, il faut accepter que la perfection n’existe pas. Les plans de continuité les plus ambitieux ne tiennent que s’ils sont vivants, revus régulièrement, et si les équipes sont prêtes à s’adapter, à apprendre, à tirer les leçons de chaque crise – y compris simulée.
L’essentiel n’est plus de disposer d’un plan béton, mais d’une capacité réelle à décider et à communiquer dans le brouillard.
“La résilience, aujourd’hui, se joue moins sur la conformité que sur la capacité à improviser et à s’organiser dans l’urgence“
Plus qu’un simple défi de conformité, la gestion de crise cyber devient un véritable révélateur de maturité organisationnelle. Les plans de continuité ne peuvent plus être envisagés comme des documents statiques ou des exercices de style : ils doivent devenir des outils vivants, adaptés en permanence à la vitesse et à l’inventivité de la menace. Dans ce nouveau paysage, la véritable différence ne se fera plus sur la capacité à afficher une procédure, mais sur l’aptitude à décider vite, à mobiliser des équipes soudées, à gérer la communication de crise sans perdre de vue ni la réglementation, ni la confiance des clients.
La question centrale n’est plus « sommes-nous prêts ? », mais « sommes-nous capables de faire face ensemble à l’inattendu, d’apprendre de chaque incident, d’en ressortir plus résilients ? ». La crise cyber, par sa brutalité, impose aux organisations une humilité nouvelle, un apprentissage collectif continu, et une exigence de coopération à tous les niveaux.
Ceux qui sauront transformer la contrainte en occasion de progresser sortiront renforcés ; les autres resteront prisonniers d’une illusion de sécurité.