Le paysage numérique européen, longtemps jugé relativement épargné par les menaces les plus sophistiquées, fait désormais face à une réalité implacable : les campagnes de compromission menées par des groupes étatiques n’ont jamais été aussi nombreuses, ciblées et persistantes. En 2024, les services d’espionnage numérique n’ont pas seulement poursuivi leurs activités, ils les ont adaptées, intensifiées, et dans bien des cas, industrialisées. Ce constat sans appel émane du dernier rapport CERT-FR (2025-CTI-004), une synthèse détaillée des activités de cyberespionnage menées contre les intérêts européens et français.
“Les attaques les plus silencieuses sont aussi les plus stratégiques”
Dans l’ombre des ransomwares spectaculaires qui font la une des journaux, un autre type de menace se déploie : discret, patient, et fondamentalement politique. Les campagnes d’intrusion orchestrées par des groupes liés à des États – qu’ils soient russes, chinois, iraniens ou nord-coréens – ne visent pas à chiffrer ou à paralyser. Elles cherchent à comprendre, à manipuler, à devancer. Leur cible : les données stratégiques, les plans industriels, les positions diplomatiques, les outils de défense. Leur mode opératoire : l’infiltration longue, le contournement des dispositifs de sécurité, l’évitement des signaux bruyants.
Le rapport souligne que les victimes ne sont pas choisies au hasard. Ministères, ambassades, institutions européennes, industriels sensibles, infrastructures critiques… tous les secteurs liés à la souveraineté sont dans le viseur. Et les modes d’accès initiaux varient avec une ingéniosité glaçante : campagnes de phishing très ciblées, exploitations de failles récentes, détournement de solutions de télémaintenance, abus de VPN, voire compromission d’éditeurs de logiciels.
Ce qui rend ces attaques si complexes à détecter, c’est qu’elles se déroulent souvent sans aucun indice visible pour l’utilisateur final. Le code malveillant est injecté dans des bibliothèques existantes, les accès sont établis via des comptes légitimes, et les exfiltrations se font par petits volumes, dissimulées dans des flux normaux. Dans certains cas, le groupe reste présent sur les systèmes plusieurs mois sans être repéré.
“La menace n’est pas nouvelle, mais elle devient plus professionnelle”
L’un des enseignements les plus frappants du rapport est la montée en gamme opérationnelle de ces acteurs. Autrefois centrés sur des opérations manuelles, ils intègrent désormais des outils automatisés, des infrastructures de commandement redondantes, et même des outils d’analyse interne des environnements ciblés. Certains groupes utilisent des serveurs implantés dans des pays tiers pour brouiller l’attribution. D’autres vont jusqu’à reproduire les applications utilisées par leurs cibles pour injecter du code dans des processus métiers.
Ce raffinement s’accompagne d’une tactique plus systémique. Les attaquants ne cherchent plus uniquement à compromettre une entité. Ils cherchent à infiltrer son écosystème : fournisseurs, sous-traitants, prestataires techniques, filiales. Ce modèle d’attaque en cascade, déjà connu dans les chaînes logistiques, devient la norme dans le cyberespionnage. Il permet d’établir des ponts, de rebondir, de se maintenir même lorsque la cible principale renforce sa sécurité.
En matière de technique, les tendances marquantes incluent l’usage accru de maliciels “fileless” (qui s’exécutent en mémoire sans laisser de traces sur disque), l’exploitation de services légitimes (PowerShell, WMI, RDP), et la manipulation fine des journaux système pour brouiller les pistes. Les attaquants développent même leurs propres outils d’effacement ou d’évasion des antivirus, rendant l’analyse post-mortem extrêmement difficile.
“On ne peut défendre ce que l’on ne cartographie pas”
Face à une telle sophistication, le rapport insiste sur l’importance cruciale d’une meilleure connaissance de son propre système d’information. La cartographie des actifs, des flux, des dépendances logicielles, devient un pilier de la détection. Trop souvent, les intrusions prospèrent faute de visibilité sur les comportements normaux. Sans référentiel clair, comment détecter un mouvement latéral ? Une authentification anormale ? Un flux vers une IP inhabituelle ?
Le CERT-FR encourage également les organismes sensibles à sortir d’une posture purement défensive. Il s’agit de développer une capacité active de détection : collecter les journaux, les corréler, les croiser avec des flux de renseignement de menace. Intégrer les IOC (indicateurs de compromission) dans les SIEM, déployer des honeypots, renforcer la traçabilité. Sans cela, le “temps de présence” des attaquants restera élevé, parfois supérieur à 180 jours.
Le rapport évoque plusieurs cas où les intrusions ont pu être repérées non pas grâce à une alerte technique, mais par un indice humain : un comportement inhabituel, une connexion suspecte, une demande d’accès étrange. Cela souligne l’importance d’une culture de sécurité partagée, où chaque utilisateur devient un capteur potentiel, et non une simple cible.
Enfin, les procédures de réponse à incident doivent évoluer. Dans un contexte d’espionnage, le réflexe d’isoler ou de nettoyer immédiatement peut compromettre la compréhension de l’attaque. Il faut savoir contenir sans détruire les preuves, coordonner avec les autorités, et documenter rigoureusement les actions. L’approche doit être médico-légale autant que défensive.
“La guerre numérique n’est plus une hypothèse, c’est une routine silencieuse”
Au-delà des constats techniques, le rapport dessine une réalité géopolitique préoccupante. Le cyberespace est désormais un terrain d’affrontement permanent, où les frontières sont floues, les règles peu claires, et les moyens considérables. Les groupes identifiés agissent avec des ressources quasi étatiques : équipes dédiées, infrastructures mondialement distribuées, capacité à produire ou détourner des vulnérabilités jour zéro.
Leurs actions ne sont pas isolées. Elles s’inscrivent dans une logique de stratégie hybride, où le numérique appuie les campagnes d’influence, les opérations de désinformation, les pressions diplomatiques. L’espionnage informatique précède les tensions politiques, les litiges commerciaux, les votes sensibles dans les enceintes internationales.
Dans ce contexte, la simple conformité réglementaire ne suffit plus. Ce n’est pas uniquement une question de RGPD, de NIS2 ou d’ISO 27001. C’est une question de souveraineté, de capacité de résilience, de continuité stratégique. Chaque organisation critique devient une cible potentielle. Et chaque vulnérabilité technique peut se transformer en levier politique.
C’est pourquoi le rapport insiste sur la coordination entre acteurs : publics, privés, opérateurs d’importance vitale, prestataires IT. L’information doit circuler, les retours d’expérience doivent être partagés, les IOCs mutualisés. Il ne s’agit plus de défendre chacun son périmètre, mais de bâtir une défense en réseau, une veille collective, une alerte rapide.
Source : rapport CERT-FR (2025-CTI-004)